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The marvelous Mrs Susie

Pensées sarcastiques sur le monde qui m'entoure

Chère Lucette

Chère Lucette

Chère Lucette,

vous que j'ai toujours appelée solennellement par votre nom en vous vouvoyant toujours, je me hasarde, plus d'un an après votre trépas, à vous appeler Lucette.

Ma chère Lucette même oserai-je dire, je pense beaucoup à vous en ce moment, et toujours j'ai beaucoup pensé à vous d'ailleurs, avant, pendant et après. C'est que vous étiez moi et moi j'étais vous, et dans cette magnifique projection l'une de l'autre, nous nous regardions dans un reflet narcissique, les yeux brillants à chacune de nos rencontres.

Vous êtes arrivée à l'EHPAD un peu plus tard que moi, d'ailleurs ça ne s'appelait pas encore un EHPAD à l'époque, et quand j'y pense vous étiez ma plus longue relation avant votre mort, si on exclut les collègues, les pseudos amies de 25 ans qui ne donnent plus signe de vie, et la pseudo famille dont on ne parlera pas ; mais voilà c'est que vous je vous aimais d'amour véritable et c'était réciproque.

Je n'oublierai jamais votre arrivée dans l'EHPAD – on ne disait pas encore « admission » à l'époque non plus – à la John Wayne en survêt, casquette vissée sur le crâne, cheveux courts et gouaille tourangelle. Vous aviez travaillé toute votre vie à la Poste, vous aviez une maison humble dans l'allée des grands chênes derrière, en somme vous détonniez carrément avec la « clientèle » prout prout de l'époque (la Jet set comme on disait), les « femmes de » qui se prenaient pour des pharmaciennes, et les aristos tannant de l'esclave dans les bananeraies au Maroc. Vous étiez un OVNI dans l'EHPAD, j'étais un OVNI dans la vie, du narcissisme disais-je, nous étions faites l'une pour l'autre.

J'ai proposé des cours d'Internet et vous êtes venue dans mon bureau, et depuis ça, nous ne nous sommes plus quittées. J'étais débutante en psy à l'époque et je suis tombée dans le panneau, j'ai dépassé la barrière professionnelle. Je racontais à mes stagiaires qu'il ne fallait pas faire ça, en même temps je n'ai jamais regretté notre histoire, oh non ça jamais ma chère Lucette. Je ne l'ai même pas regrettée à votre mort quand vous m'avez laissée seule, mort à laquelle je ne me suis pas encore faite, « deuil en cours » j'aurai noté si j'avais été ma psy.

Sera-t-il jamais « résolu » celui là d'ailleurs ?

Nous nous sommes tout dit ou presque, nos rencontres avec nos maris, nos vies professionnelles, nos penchants politiques, nos origines, notre dégoût d'une religion omnipotente, nos petites manies, nos peurs, quasi tout. Nous étions vaillantes, caustiques, le sarcasme à la bouche en permanence, le goût du scandale et de la provoc', la critique sociale aiguisée et les emportements publiques, j'étais vous et vous étiez moi.

J'étais censée être votre psy mais j'étais devenue au fil du temps un membre de la famille, une fille inavouée mais symboliquement légitime, mon père disait que j'étais une bâtarde et vous, vous m'aviez adoptée. J'ai dépassé les limites professionnelles j'ai dit, et cela a été de plus en plus visible quand les signes de la vieillesse ont commencé à apparaître sur vous. J'étais cuite. Vous si intelligente, pétillante, cultivée et « orientée » comme on dit dans le jargon, vous avez commencé à yoyoter, à parler de complots mondiaux, à vous perdre dans le calendrier, à sentir le pipi. Et moi incapable de vous imaginer dans une sorte de déchéance, et pensant désespérément qu'il était possible de vous rendre vous « comme avant », j'ai essayé de vous sauver. Contre votre gré.

Vous disiez toujours : je n'ai qu'une hâte, mourir. J'ai oublié de préciser que vous étiez dépressive tiens, mais dépressive mondaine, c'est à dire que vous ne le montriez pas aux autres, à part à moi et à vos enfants légitimes ; et vous vous montriez sous un autre jour à ces autres qui n'avaient pas perçu vos souffrances abyssales. Vous vouliez mourir et moi je ne voulais pas. Vous disiez souvent : « mais qu'est-ce que je ferai sans vous ? » mais je ne sais pas si vous vous posiez la question à l'inverse, mais moi je l'imaginais souvent, comme quand on imagine ses propres obsèques. Ça partait inévitablement en ruisseaux lacrymaux et à chaque fois je me disais « mais arrête de penser au pire, elle est toujours là, y'a pas de raison ».

Mais si, il y avait une raison en fait, la plus inéluctable, vous étiez vieille, très vieille dirait certains, et vous aviez pris de l'avance sur moi à ce niveau là. Nous ne vieillirions pas ensemble. Quand vous avez commencé à ne plus être vous, j'ai tout essayé : le psychiatre, le gérontologue, le médecin traitant que nous avons harcelé votre fille et l'équipe, les traitements que vous ne vouliez pas prendre, les tonnes de consigne données aux collègues pour « les conduites à tenir » pour essayer de vous faire redevenir vous même. En fait ce qui m'a fait le plus mal c'est que dans votre détachement au monde, vous m'avez détachée de vous, vous ne m'avez plus reconnue, j'étais une usurpatrice, comment pouviez-vous être sûre que c'était vraiment moi ? Comme si j'étais redevenue une bâtarde, une imposture. Je suis ressortie plus d'une fois la boule au ventre de chez vous, parce que vous ne vouliez plus de moi, et quand les collègues me signalaient à nouveau vos « troubles du comportement » et votre « perte d'autonomie », je leur disais un peu merdeuse car consciente de mes débordements, « je ne peux plus y aller, désolée, je ne peux plus y aller ». Alors j'ai arrêté de venir vous voir, alors que tous les 15 jours depuis plus de 15 ans, je m'installais sur la chaise en formica qui m'était destiné, et nous refaisions le monde inévitablement, les joues rouges dans des éclats de rire, et moi dépressive aussi, j'essayais de vous convaincre que la vie ça pouvait être sympa. Je restais une heure, c'était le jeudi en général et j'aimais bien terminer ma journée avec vous. Ça se terminait invariablement en « mais il se fait tard, bon j'ai bien le canapé si vous ne pouvez pas rentrer chez vous » et moi je répondais invariablement « mais non c'est que mon mari va faire la tête, faut que j'y aille ».

Après des mois d'acharnement à parler de vous, le médecin de l'EHPAD habituellement pas très encline à la sympathie et au tact, m'a dit : « j'ai lu le dossier de Lucette, je me suis entretenue avec sa fille, cette dame parle de la mort depuis très longtemps, refuse les traitements, l'aide que nous proposons, peut être que... peut être qu'il faut la laisser partir... ».

La laisser partir... et moi qu'est-ce que je ferai sans vous, hein ? Vous êtes vous jamais posé la question ? Sur le tard j'ai essayé dans un vague élan de désespoir de me détacher de vous, de me dire « bon, elle s'est détachée, elle fait son deuil de la vie, de ses enfants, de moi, c'est la fin, respecte ça » et je ne sais pas pourquoi je suis allée vous voir une dernière fois. Je suis rentrée et vous étiez là Lucette, comme avant, la chaise m'attendait, et je vous ai demandé comment ça allait, et vous avez répondu normalement dans un sarcasme bienvenu avec le petit rictus habituel, et j'ai senti ma gorge se nouer comme là en écrivant, et je vous ai dit : « mais je ne venais plus vous voir, vous ne me reconnaissiez plus, vous ne me parliez plus... ». Et vous m'avez répondu « mais je n'étais pas toujours sûre que c'était vous, mais maintenant je sais, et j'ai toujours aimé vous avoir là auprès de moi, depuis le début Suzy ». J'étais cuite, à point, complètement rôtie, la peau noircie par le chagrin. Vous êtes morte peu de temps après et bizarrement ça n'a jamais fait comme je l'avais imaginé. Quand je vous ai vu dans votre cercueil, vous étiez maquillée et sans survêt, froide, je vous ai cherchée mais vous n'étiez plus là. J'ai pleuré certes mais je n'y ai pas cru, à votre départ. Plutôt une séparation dirai-je. Nombre de fois j'ai pris le téléphone pour appeler votre fille mais je n'ai pas eu le courage d'aller jusqu'au bout.

Vos enfants ont été chouettes avec moi, ils ne voulaient pas que les obsèques soient officialisées dans l'EHPAD mais j'étais bienvenue à l'enterrement, mais je n'ai pas pu, pas voulu, vous n'étiez pas morte. Je n'ai pas voulu pendant un certain temps rentrer dans votre chambre alors que d'autres s'y étaient installés, j'ai cherché la chaise, elle n'y était plus. J'ai du rentrer quand même plusieurs fois, pour rester « professionnelle », et à chaque fois je vous voyais la tête dans le frigo à la recherche de fraîcheur ou en train de regarder les débats de l'Assemblée nationale.

Sauf aujourd'hui. Aujourd'hui je suis rentrée chez vous comme si de rien n'était, vous n'y étiez pas, je n'ai pas pensé à vous, je n'ai rien vu de spécial, et c'est bien plus tard que je me suis dit « ah mais c'est la chambre 5, c'est vrai ! ». Pas la chambre de Lucette, la chambre 5. Je ne sais pas si on va pouvoir noter dans mon dossier « deuil résolu ». Je ne crois pas. Je crois que le verbe est mal choisi, comme si on pouvait « résoudre » la souffrance, la « traiter », la « stopper », tout comme le deuil, comme s'il y avait des méthodes imparables pour que le manque se comble.

Il n'y a pas de méthode imparable, c'est des conneries tout ça. J'ai enfoui votre mort sous ma peau et là il y a une plaie béante qui commence tout juste à se refermer. La croûte n'est pas belle à voir et va laisser une cicatrice, maintenant ça restera une trace de vous. C'est que que vous étiez moi et que j'étais vous ; inévitablement il y a une partie de moi qui a été enterrée avec vous, et peut être qu'un jour je trouverai le courage de me recueillir sur nos tombes.

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